A la table des princes


Barbares, les Mérovingiens ? Leur table, héritière des mœurs romaines, étaient en tout cas des plus raffinée.

La rencontre entre Romains et Barbares a longtemps été présentée comme un choc de civilisations : des Romains civilisés et policés, agriculteurs, mangeurs de céréales et buveurs de vin, rencontrent des Barbares sauvages, nomades et éleveurs, mangeurs de viande et buveurs de bière. Cette image est tout à fait exagérée : les peuples germaniques (dont les Francs) qui se sont installés au cours du V° siècle dans la partie occidentale de l’Empire romain n’étaient pas des nomades et leurs prédécesseurs pratiquaient l’agriculture depuis les temps néolithiques. En outre, des contacts nombreux entre Rome et ses voisins avaient, depuis le début de l’ère chrétienne, rapproché les usages des uns et des autres. Les élites lettrées romaines pouvaient sacrifier aux modes barbares et militaires et les élites guerrières germaniques être fascinées par la puissance de Rome, sa religion et sa culture.


Alban Gautier, article « A la table des princes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 55.


Vin contre bière 1

Toutefois, les élites gallo-romaines et germaniques n’étaient pas en tous points semblables, et leur cohabitation ne fut pas toujours pacifique. Les premières se définissaient d’abord par leur éducation lettrée : pour elles, les modèles culturels gréco-romains restaient les plus élevés et, en matière de sociabilité comme ailleurs, ces hommes cherchaient donc à maintenir les usages antiques. 

N’allons cependant pas croire que cela excluait l’excès de l’ivresse. A la fin du VI° siècle, l’évêque Grégoire de Tours raconte au cinquième livre de ses Histoires que les évêques d’Embrun et de Gap « passaient la plupart de leurs nuits à festoyer et à boire »lors de banquets « où les femmes ne manquaient pas » : dormant tout le jour, ils se réveillaient le soir venu et, « après s’être baignés aux thermes, ils se couchaient pour banqueter. »Membres de l’élite gallo-romaine comme la plupart des évêques de leur temps, ces hommes en avaient conservé les usages jusque dans la démesure : les bains, les festins couchés, le vin, la compagnie de danseuses cultivées. Encore faut-il faire la part de la mauvaise foi de l’auteur, issu du même milieu social mais ennemi politique des deux hommes. 

Au contraire, les élites d’origine barbare, tout comme ceux qui cherchaient à les imiter, recevaient une éducation militaire et possédaient une culture orale dans laquelle le raffinement, sans être absent, portait sur d’autres objet comme la décoration des harnais ou la joaillerie. Leur vaisselle, comme en témoignent les trouvailles des cimetières, était raffinée : le verre de Rhénanie, souvent orné de nervures de couleur, était de grande qualité et s’exportait jusque dans les îles Britanniques –on en a retrouvé dans les tombes de la plus haute élite. Buveurs de bière, ils se voyaient souvent reprocher ce goût par les ecclésiastiques, qui préféraient les voir boire du vin –boisson que, bien entendu, ni les uns ni les autres ne dédaignaient ! Remarquons au passage que la bière, fabriquée à base de céréales, ne saurait être la boisson de peuples nomades. 


Alban Gautier, article « A la table des princes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 55-56. 


Vin contre bière 2

Les guerriers germaniques étaient aussi de gros mangeurs de viande, appréciant particulièrement la viande grillée des grands quadrupèdes, domestiques autant que sauvages (bœufs, porcs, sangliers, cerfs et chevreuils). Il faut se défaire de l’idée selon laquelle les Barbares dépendaient seulement de la chasse pour se nourrir : le bétail, bœuf et porc principalement, exprimait très fortement la richesse de celui qui avait les moyens de se procurer de la viande et la puissance de celui qui dominait la paysannerie et savait prélever de quoi nourrir son entourage. 

Autre point de divergences entre Romains et Barbares : la façon de manger. Au VI° siècle, les membres de la classe sénatoriale gallo-romaine banquetaient encore couchés sur un stibadium,confortable lit de table permettant à une demi-douzaine de convives de manger autour d’une même table basse. Le petit nombre de convives, qui pouvait aller jusqu’à une vingtaine quand on installait trois stibadia dans la salle, montre que leur but n’était pas de donner de grands banquets mais de se retrouver dans l’intimité pour partager un repas raffiné et une conversation élevée entre gens de même éducation. Il semble bien que les guerriers germaniques, eux, préféraient manger assis devant une table sur tréteaux, et en plus grand nombre. Cette pratique n’était pas inconnue des Romains, mais elle paraît avoir été réservée aux femmes mariées, auxquelles la modestie interdisait qu’elles se couchent aux côtés des hommes. Son adoption dans l’ensemble de l’Occident pendant l’époque mérovingienne (selon une chronologie assez mal connue) et donc liée à la fois à l’arrivée des Barbares, à l’augmentation du nombre de convives, à la participation croissante des femmes aux repas et à l’oubli progressif des habitudes de l’élite romaine. 

Alban Gautier, article « A la table des princes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 56. 


Festins itinérants

Le repas était donc un lieu majeur de l’expression culturelle et identitaire des élites gallo-romaines et barbares, et il leur arrivait de s’y retrouver. C’est ainsi que, dans l’œuvre de Grégoire de Tours, des rois mérovingiens comme Gontran (561-592) sont souvent présentés en train de festoyer : cette pratique, typique d’un gouvernement itinérant, permettait aux Mérovingiens de rencontrer leurs sujets –quelles que soient leurs origines –et de partager avec eux des moments de convivialité et de familiarité qui les attachaient plus étroitement à eux. 

La chasse, activité aristocratique par excellence pratiquée par les élites gallo-romaines autant que par les guerriers barbares, était une autre de ces pratiques de sociabilité qui permettaient aux grands du royaume de partager les loisirs du roi et d’accéder à sa personne. 

A table, les sénateurs gallo-romains et leurs imitateurs barbare dégustaient une alimentation très fine, héritière de la haute cuisine romaine, qui consistait en de plats élaborés utilisant des ingrédients très divers ainsi que de nombreuses épices importées. On y appréciait les huîtres, que l’on faisait parfois venir de fort loin, et les différentes préparations à base d’œufs de poissons. Les mets étaient souvent arrosés de garum ou liquanem,une sauce à base d’entrailles de poisson fermentées ressemblant un peu au nuoc-mâmvietnamien. On distinguait aussi de grands crus viticoles, classés et appréciés selon le terroir et l’année de production. Le livre de cuisine d’Apicius, un gastronome censé avoir vécu au I° siècle de notre ère, nous a été transmis à travers l’adaptation qu’en fit un certain Vinidarius, Goth actif au début du VI° siècle auprès du roi ostrogoth Théodoric le Grand (493-526). On voit ici à quel point l’opposition entre Barbares et Romains doit être nuancée : un roi comme Théodoric encourageait la copie de traités d’alimentation romaine. 

Ce trait s’observe particulièrement dans le cas du médecin Anthime, auteur d’un traité intitulé De l’observance des nourritures.Sa carrière est assez mal connue, mais il semble que ce diététicien grec originaire de l’empire d’Orient ait d’abord été au service de l’Ostrogoth Théodoric. Dans les années 520, il fut envoyé par son maître auprès de Thierry 1° (511-534), fils aîné de Clovis et roi dans le nord-est du royaume franc, à qui il dédia son traité. 

Alban Gautier, article « A la table des princes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 56. 



LES RECETTES D’ANTHIME

Ce traité d’Anthime reste une source exceptionnelle sur l’alimentation des rois mérovingiens. Certes, rien ne nous prouve que toutes ses recettes ont été réellement réalisées à la cour de Thierry, mais elles représentent néanmoins un idéal culinaire de l’époque. Le propos d’Anthime est médical autant que gastronomique : l’alimentation a pour principal objet de maintenir la santé de l’individu, qui repose avant tout sur la consommation d’aliments bien choisis, bien préparés et bien cuits –conformément aux principes antiques, Anthime considère les aliments crus comme dangereux. Anthime tient compte des habitudes des Francs : il ne leur interdit ni la cervoise, c’est-à-dire la bière non houblonnée, ni l’hydromel, une boisson à base de miel. Il veut aussi les convertir aux usages méditerranéens : sa passion du bouilli s’inscrit dans la tradition gréco-romaine qui voit dans la digestion une forme de cuisson, et dans le bouilli une première étape de la digestion. Anthime considère par ailleurs que les Francs mangent trop de lard, en particulier cru ou grillé, alors qu’il faudrait le faire bouillir « afin qu’il garde toute sa graisse ».Héritier des conceptions antiques sur le chaud et le froid, il déconseille le lait cru sauf s’il sort tout juste du pis car il est encore chaud. On trouve aussi chez lui une méfiance toute méditerranéenne envers le beurre, ainsi qu’envers le lait caillé qu’il appelle melca,utilisant un terme germanique qu’il a sans doute appris chez ses hôtes ostrogoths ou francs.

Certaines recettes d’Anthime sont extrêmement élaborées : Alain Dierkens et Liliane Plouvier ont montré qu’elles pouvaient employer des techniques spécialisées comme les blancs d’œufs battus en neige, qu’on ne retrouve plus avant le XVII° voire le XVIII° siècle. On est loin de l’image de simplicité rustique et grossière que l’on associerait spontanément aux tables des princes barbares. 

Des observations qui ne valent bien sûr que pour l’alimentation des élites, car les textes ne nous disent pratiquement rien des habitudes alimentaires des milieux populaires. Le développement de nouvelles technologies nous permettra peut-être, dans les années qui viennent, de combler cette lacune. 

Alban Gautier, article « A la table des princes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 57. 



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