Destins de femmes

Les mérovingiennes étaient-elles plus libres que les Romaines ? Epouses, reines, nonnes ou veuves : enquête sur la place des femmes dans la société franque. 

Les sources et les études historiques donnent de la femme mérovingienne une image ambivalente. D’un côté, la femme franque apparaît comme une éternelle mineure dans le droit fil de la tradition romaine : elle ne prend jamais directement par aux affaires publiques, si ce n’est par des moyens détournés. D’un autre côté, les lecteurs des sagas et des légendes islandaises ou germaniques voient en elle un avatar des Walkyries, ces farouches vierges guerrières. Passées au crible de l’historien, les sources mérovingiennes ne confirment ni l’une ni l’autre de ces deux images. 

Les figures saillantes de Frédégonde ou de Brunehaut, épouses des rois Chilpéric (561-584) et Sigebert (561-575), ont largement contribué à la vision virile et puissante de la femme mérovingienne. Chez Grégoire de Tours, à la fin du VI° siècle, faire intervenir une marâtre aux noirs desseins lui permet de dédouaner (plus ou moins) les rois au cœur des tourmentes de succession. La mise en perspective de ces portraits dans le projet de leurs auteurs engage les historiens à plus de prudence sur l’étendue supposée du pouvoir des Mérovingiennes. Ces femmes n’agissent pas en homme : leur capacité d’intervention, même reines, est toujours subordonnée à la volonté des hommes de leur entourage (père, mari). Leurs actions sont soumises au contrôle et à la protection (le mundium)de celui-ci. En particulier, la reine, au haut Moyen Age, n’a pas toujours un rôle bien défini ni même une place exclusive. Le termereginane renvoie qu’à sa situation d’épouse du souverain.

Sylvie Joye, article « Destin de femmes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 58.


FREDEGONDE

ELLE PEUT HERITER

Malgré cette subordination, la femme mérovingienne a des droits et des biens propres. Elle n’est pas exclue de l’héritage de ses parents, ni de son mari. Les lois franques excluent seulement les filles de l’héritage de la « terre salique », qui est un symbole fort du pouvoir familial. Mis à part ce point précis, les documents de l’époque mérovingienne sont plutôt le témoin d’un accroissement des droits des filles. Les dispositions juridiques sur le meurtre montrent d’ailleurs que la vie des femmes est loin d’être considérée comme quantité négligeable. Cette vie est particulièrement protégée au moment où la femme est susceptible de donner la vie et de prolonger le destin de la famille. Ainsi, la loi des Francs saliens prévoit qu’il en coûtera autant au meurtrier d’une femme libre qu’à celui d’un homme livre pour éteindre la vengeance (200 sous). Cette somme est triplée lorsque la femme est en âge de procréer. 

A force de lire Grégoire de Tours et les longues listes d’épouses qu’il attribue aux rois (cinq ou six pour Clotaire 1° !), certains historiens ont conclu un peu vite que ces rois étaient polygames. Si l’existence des concubines est bien avérée, la polygamie des Mérovingiens semble plutôt douteuse, d’autant que le statut de reine n’est pas clairement défini à l’époque et que la répudiation était monnaie courante. Les grands comme les hommes du commun semblent se contenter d’une seule épouse, même si celle-ci doit parfois supporter la présence de concubines. 

Sylvie Joye, article « Destin de femmes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 59.

LE MARIAGE « GERMANIQUE »

Reste que les cas extraordinaires des souverains mérovingiens ont donné à penser qu’ils avaient des épouses secondaires. C’est à partir de ces situations particulières que s’est développée au XIX° siècle toute une théorie du mariage chez les Francs. Ces réflexions correspondaient alors aux schémas évolutionnistes mis en place par les premiers anthropologues (qui assimilaient les Barbares à des primitifs), et à la quête chez les historiens allemands d’institutions communes à tous les peuples dits germaniques, qui auraient été caractéristiques d’une civilisation bien distincte de la romanité.

Pour une bonne part des historiens du droit allemands du XIX° siècle, qui s’appuient notamment sur Tacite, les « Germains » du temps des Invasions sortent à peine de l’âge du matriarcat ; leurs institutions et leurs mœurs seraient marquées par les survivances de ce stade de leur évolution. Ces historiens créent alors de toutes pièces des noms pour ces institutions, distinguant trois formes de mariages : la Muntehe, la Friedelehe, et la Raubehe.Le terme nouveau de Friedelehe(littéralement « mariage de paix ») désigne un mariage où l’union se fait par le seul consentement des époux, alors que la forme de mariage la plus répandue, dite Muntehe,est conclue par la transmission de la tutelle sur la femme du père au fiancé. La Friedelehe étant censée prouver la supériorité de la race germanique et la valoriser en insistant sur la liberté bien plus grande laissée aux femmes par rapport aux traditions méditerranéennes. 

Sylvie Joye, article « Destin de femmes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 59.


COMME LES ROMAINS 1

A relire les sources mérovingiennes, la réalité semble bien différente. La pratique du rapt, que les juristes allemands assimilent à un type de mariage en tant que tel, la Raubehe, semble plutôt correspondre à une transgression des usages qui permet de passer outre des difficultés sociales ou familiales. Le ravisseur qui craint de ne pas obtenir le consentement des parents de sa victime fait ainsi pression sur eux pour nouer ensuite un mariage en bonne et due forme. 

Le cas qui illustre le mieux cet usage du rapt est sans doute celui de sainte Rusticule qui, d’après son hagiographe, est enlevée vers 565 à l’âge de 5 ans, alors que son père et son frère viennent de mourir. La petite fille est de ce fait devenue l’unique héritière d’une riche famille de nobles gallo-romains de la région d’Arles. Son ravisseur, Cheraonius, ne résiste pas à la tentation de s’assurer sa main. Le rapt est donc un moyen de forcer la mère à consentir à ce qu’un mariage soit conclu par la suite : il n’est pas à lui seul un mariage. Cheraonius confie l’enfant à sa propre mère, sans doute dans le but de l’épouser une fois qu’elle aura atteint l’âge requis. Son plan ne va pourtant pas aboutir : l’abbesse d’Arles a vent de l’affaire et obtient que l’enfant soit confiée à sa garde afin qu’elle devienne religieuse. 

Contrairement donc aux théories des historiens allemands, le rapt, dans le droit franc, comme dans le droit romain, reste un délit. Et comme dans le droit romain (depuis Constantin qui le premier distingua en 320 rapt du viol), c’est un crime d’abord social et non sexuel. Ce qui est répréhensible, c’est de forcer les parents d’une fille à donner contre leur gré leur consentement. Mais le droit romain n’a pas été simplement repris ; il a été adapté : le droit franc, lui, n’interdit pas systématiquement le mariage après un rapt (contrairement au droit romain) sauf lorsque le ravisseur est un non libre. Ce qui apparaît ici, c’est que, d’une manière générale, les pratiques et les lois de la Rome tardive en matière matrimoniale ne sont pas si éloignées des pratiques barbares. 

Sylvie Joye, article « Destin de femmes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 59-60. 


COMME LES ROMAINS 2

De même, un certain nombre de contraintes attachées à la validité du mariage sont communes aux deux droits, sans forcément que l’un ait influencé l’autre. Ces contraintes sont essentiellement des obligations concernant l’âge (12 ans pour les filles, 15 pour les garçons), le statut juridique et le degré de parenté des époux. Les esclaves ne peuvent contracter de mariage à proprement parler et les unions inégales sont réprouvées. Ce dernier point s’assouplit cependant et les mariages entre personnes de statuts sociaux inégaux se sont noués de façon de plus en plus simple dans le monde franc.

Il reste tout de même, sur bien des points, une spécificité du droit « barbare » par rapport au droit romain. Ainsi, les transferts de biens effectués au moment du mariage restent globalement différents. Le droit romain (et ce jusque dans l’Antiquité tardive) prévoit que les transferts principaux soient le fait du père de la mariée, qui verse une dot à son gendre. Chez les Francs, c’est en revanche le marié qui verse la somme la plus importante à son beau-père. Il ne s’agit pas « d’acheter sa fiancée » : cette somme scelle le lien entre les deux familles et marque le consentement du père, qui transmet à son gendre la charge de veiller sur sa fille et son autorité sur elle. Le fiancé prévoit également qu’une part de ses biens reviennent à sa femme : c’est le douaire, destiné à assurer sa survie en cas de veuvage. Chez les Francs, il est censé concerner le tiers des biens : il se nomme la tertia. Si la femme n’a pas le droit d’aliéner ce bien, elle a un droit de regard sur sa gestion. Par ailleurs le Morgengabe,« don du matin », est offert par l’homme à son épouse au lendemain des noces. Celle-ci ne peut le recevoir que si elle est vierge : il n’est pas offert lors des secondes noces d’une veuve. Parfois, ce Morgengabe est composé de bien immobiliers assez considérables (destinés à pourvoir les enfants du couple en terre après leur mariage.) Ainsi, les femmes franques disposent, au moins en droit, d’une plus grande autonomie que les femmes romaines en ce qui concerne leurs biens. Mais, dans les faits, les femmes semblent jouir chez les Francs d’une moindre capacité d’action, dans le domaine politique par exemple. 

Les différences entre droits n’empêchent aucunement les mariages entre Francs et Romains dans la Gaule mérovingienne. Les élites des deux peuples se mêlent par le mariage au point qu’au VII° siècle la distinction entre Francs et Romains n’a plus guère de sens. 


Sylvie Joye, article « Destin de femmes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 60-61. 

LA NONNE ET LA VEUVE

Même si le mariage sert davantage à lier deux familles que deux individus, on retrouve dans les Vies de saintes mérovingiennes l’idéal du couple uni par une bonne entente, une tendresse et une amitié réciproques au moins jusqu’ au milieu du VII° siècle. Les clercs s’intéressent peu au mariage, qui ne porte guère de trace de christianisation ni dans ses rites ni dans ses principes : le mariage ne donne pas lieu à une cérémonie religieuse. Aucune autorité ne vient valider l’union, dont l’accomplissement se marque surtout par le cortège qui mène la fiancée de la maison de son père à celle de son nouvel époux. 

Le mariage n’est pas toujours un repoussoir. Il arrive pourtant que le monastère apparaisse comme un refuge pour les femmes qui refusent un époux imposé et les dangers de la maternité. Il ne faut cependant pas exagérer l’aspiration à la liberté de la religieuse mérovingienne. Les entrées des femmes au monastère sont une partie intégrante des stratégies familiales, et préservent les patrimoines plus qu’elles ne les éparpillent.

Vouée à Dieu ou dotée de fils encore jeunes, la veuve mérovingienne est plus libre que la femme mariée dans la gestion de ses biens et dans la manière de mener son existence. Une bonne partie des veuves voilées décident de vivre chez elles la chasteté qu’elles ont vouée à Dieu. Le fait que les veuves puissent prononcer des vœux sans être consacrées rend les prétendants moins regardants, et leurs remariages sont assez fréquents. Les intérêts des veuves sont protégés par l’Eglise, mais aucune barrière physique ne les sépare du monde extérieur, si ce n’est celle de la maison. Ainsi, abbesse viragoou veuve, la femme mérovingienne peut obtenir la maîtrise de son destin. Celle-ci demeure cependant toujours relative, même pour des femmes au destin aussi exceptionnel que la reine Brunehaut. 

Sylvie Joye, article « Destin de femmes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 61.

TOUTE-PUISSANTE BRUNEHAUT

Epouse du roi d’Austrasie Sigebert (561-575), Brunehaut a été dépeinte dans la Chronique dite de Frégégaire comme mégère ambitieuse et criminelle, responsable de la mort de dix rois. Elle n’apparaît pourtant guère comme un personnage puissant du vivant de son mari. Elle parvient à s’imposer davantage sous le règne de son fils et pendant la minorité de ses petits-fils. La mort de Sigebert en 575 a laissé Brunehaut à la tête de l’Austrasie, c’est-à-dire du regnum le plus brillant au point de vue diplomatique culturel et guerrier. Elle se crée alors un réseau de fidélités sur lequel elle peut compter pour se maintenir au pouvoir, n’hésitant pas à faire éliminer ceux qui se mettent en travers de sa route. Cependant, son autorité croissante déplaît aux nobles austrasiens, qui voient le pouvoir leur échapper. Ils finissent par livrer la vieille régente à son ennemi le roi de Neustrie Clotaire II. En 613, Brunehaut est arrêtée et suppliciée, puis promenée sur un dromadaire avant d’être attachée à la queue d’un cheval sauvage. Son corps est mis en lambeaux et brûlé. 

Sylvie Joye, article « Destin de femmes », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 60.

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