La faute à Grégoire de Tours



Que connaîtrait-on de l’histoire mérovingienne sans Grégoire de Tours (vers 539-vers 594) ? Le brave évêque serait pourtant surpris de l’usage que l’on fait de son œuvre majeure, les Dix livres d’histoires. Il conçoit en effet son travail comme une chronique universelle débutant à la création du monde. Et voilà qu’un copiste du VII° siècle tronque son texte pour faire commencer la narration avec Clovis. Pire encore, la tradition manuscrite change le titre initial en Histoire des Francs. Dès lors, le sens du récit est bouleversé : dans les anecdotes fustigeant les vices de tous les puissants, on croit voir une dénonciation des Mérovingiens.

Vers 730, un auteur résidant dans la région de Soissons entreprend de rédiger un bref Livre de l’histoire des Francs. Il s’inspire certes de Grégoire de Tours, mais il n’en retient que les passages les plus sanglants. Et pour donner du piment à son récit, il rajoute des passages salaces. Evidemment, sous Charles Martel, on peut se permettre de maltraiter l’image des Mérovingiens. Le Livre de l’histoire des Francs connaît une immense diffusion au Moyen Age. Ce best-seller dépourvu de subtilité influence tous les auteurs postérieurs. Peu avant l’An Mil, Aimoin de Fleury s’inspire encore de ce pamphlet pour composer sa monumentale Histoire des Francs. Or, lorsque, dans les années 1250, le moine Primat reçoit de Saint Louis l’ordre de composer les Grandes chroniques de France, il emprunte à Aimoin ses passages sur les Mérovingiens. Les inventions d’un joyeux fantaisiste des années 730 font ainsi leur entrée dans le monument historique de la monarchie française.

Grégoire de Tours

Jusqu’au XVIII° siècle, personne ne songe à mettre en doute la vérité des Grandes chroniques. A l’occasion, on réhabilite Clovis ou Brunehaut, mais l’idée de la profonde nullité intellectuelle des Mérovingiens est durablement enracinée. Louis XIV a par exemple un tel mépris des « rois fainéants » que, lorsque les Habsbourg lui offrent le trésor funéraire de Childéric, il le fait remiser dans le cabinet.

Au début du XIX° siècle, les Francs reviennent à la mode, mais les sources ne sont pas pour autant renouvelées. Chateaubriand chante la gloire du roi Pharamond… en oubliant que ce Mérovingien-là n’a jamais existé ailleurs que dans la fertile imagination de l’auteur du Livre des l’Histoire des Francs. Dans les années 1830 et 1840, Augustin Thierry publie également ses Récits des temps mérovingiens ; plus proche des sources, il insiste toutefois de la sauvagerie de la dynastie, en rajoutant au besoin quelques consonnes rugueuses aux noms propres. 

On redécouvre depuis une quinzaine d’années le véritable texte de Grégoire de Tours. S’il modifie la chronologie, voire ment sciemment pour soutenir des visées confessionnelles, le chroniqueur reste scrupuleux jusque dans le mensonge : il évoque des rumeurs contraires à son récit ou laisse subsister dans sa narration quelques détails troubles qui viennent jeter le doute sur l’interprétation de scènes apparemment univoques. En s’attachant à des personnages secondaires et en les croquant avec des traits incisifs, les Dix livres d’histoires brossent une peinture tout aussi efficace qu’une grande synthèse.


Bruno Dumézil, article « Le bon temps des rois mérovingiens », revue l’Histoire n°358, Novembre 2010, page 43.

Grégoire de Tours

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